Le bistrot n’est bien sûr plus qu’un lointain souvenir, même si on peut deviner derrière la vigne vierge les vestiges de l’enseigne, mais la modernité n’est pas (encore) venue à bout du barman, qui m’accueille comme si je revenais d’un aller-retour en ville.

– Salut jeune ! Qu’est-ce que je te sers ?… ’Videmment il me reste plus grand’ chose, ça fait quand même quinze ans que j’ai fermé, mais j’ai encore par là une bouteille de Fernet-Branca. T’étais le seul à en boire, alors personne a tapé dans ta réserve du coup…
– Tout cela est très gentil et touchant, mais il est passé au whisky depuis la dernière fois que vous l’avez vu…

Le René semble s’apercevoir de la présence du moineau qui vient de l’apostropher. Il l’observe attentivement, et le Castor soutient crânement le regard du vieux montagnard.

– Il est marrant, ton gamin, lâche finalement le barman, entre amusement et curiosité. Marrant, vraiment… il me rappelle un peu…
– Renan ? Tu as devant toi son digne rejeton, Castor. Castor, voici René, qui nous a bien connu à l’époque de notre bouillonnante jeunesse, ton père et moi, et…

Il a peut-être vieilli, le cher homme, mais il ne me laissera pas noyer le poisson.

– Et on peut savoir pourquoi tu te trimballes avec le fils de Renan ? Je croyais que tu t’étais rangé des bécanes, que le Renan avait cessé de faire partie de tes « fréquentations »…

J’aimerais bien qu’on évite de laver notre linge sale devant le minot, mais mes regards insistants ne troublent pas le vieil entêté.

– Parce que ça fait peut-être quelques années qu’on ne s’est pas vu, mais je n’en ai pas oublié ta dernière visite par ici ; il y a des choses qui ne s’effacent pas, gamin.
– À propos de gamin, il y en a un ici qui se permet de vous rappeler que vos histoires ne me concernent pas, et qu’on n’a pas fait le déplacement de Paris pour régler de vieilles ardoises !

Nouveau silence. René jauge à nouveau la petite perturbation qui prétend l’empêcher de déverser une argumentation qu’il a mis près de trois décennies à peaufiner ; pour la première fois, il s’adresse directement au minot.

– Bon alors écoute-moi, Crastin…
– Castor !
– On s’en fout : tu m’écoutes ! Apparemment, ce grand dadais a omis de te préciser qu’il y a une choses qui m’agace suprêmement, et dont tu serais avisé de te dispenser si tu ne veux pas que je te casse en deux… Je n’aime pas qu’on me vouvoie !

Il se redresse, théâtral, et prenant la foule à témoin :

– Je ne suis pas assez vieux pour ça, quand même, merde !

Le public apprécie en connaisseur cette grande envolée – qui produit encore de tels effets pour deux spectateurs ? Je ne saurais dire pour Castor, par ailleurs, mais quant à moi je suis un peu rassuré ; je sais que ce que René entend par « casser en deux » n’a rien d’une plaisanterie. En tout cas, pas plus impressionné que ça, le môme relance.

– Bon alors écoute moi, Renaud…
– René !
– Tu vois, tout pareil : ça ne m’a pas fait plaisir quand tu m’as appelé Crastin… Bref, René, on cherche mon père, on n’a aucune idée d’où il est, et celui-là semble croire que si quelqu’un sait quelque chose, c’est forcément toi…
– Il me connaît, faut dire, ton pote. Mais je ne sais rien, moi. Ça fait au moins trois semaines que je l’ai pas vu, le Renan…
– TROIS SEMAINES ?!

Nous avons réagi d’une seule voix… Trois semaines. Alors que Castor n’a pas de nouvelles de ses vieux depuis quatre mois !

– Vous énervez pas, les jeunes, je vais vous raconter, mais d’abord, je dois savoir…
– Quoi ?
– Le Fernet-Branca, je te le sors ou pas ?


Sur une amorce piqué à Alphonse Daudet par jj coqueluche, voici la livraison de la semaine (peut-être pourrais-je revenir au vendredi d’ici la semaine prochaine ^^ ). À vous d’amorcer la suite – saurons-nous ce que le vieux René a à dire ?

Il m’a été suggéré de rajouter en tête de l’accueil un petit descriptif de la démarche d’écriture du présent blogounet, il y aura donc sans doute un léger changement de ce côté-là. Merci encore de votre suivi/soutien \o/

Edit du 28/05 : rattrapage d’orthogaffes et menues inflexions sur quelques phrases un peu trop « premier jet ». Dont un s souligné par le commentaire d’Agaagla O:-)