Dans l’escalier, on le sait, il n’y a que le pick-up, son étrange fil[1] qui passe sous la porte à l’étage du dessus. Donc là, j’ai le crin-crin sous le bras, je sonne ; il est six heures moins deux. Pas de réponse. Dans ces cas-là, heureusement, les codes sont bien établis et on a deux possibilités :

  1. ou on se décourage et le plan d’après découvre la fille derrière sa porte attendant désespérément le deuxième coup de sonnette parce­-que-ça-se-fait-pas-de-répondre-de-suite[2]
  2. ou on insiste et le plan d’après révèle la fille au fond de son lit pour ne pas céder à la pulsion qui la pousserait à répondre à l’appel du mâle.

Ça nous met le coup de sonnette dans le registre du brame du cerf, un peu ; mais surtout c’est du cinéma ! Dans la vraie vie les vrais gens ils se déplacent et il gueulent quand on sonne et resonne comme un ahuri un dimanche à six heures du mat’. Donc je resonne, parce que logiquement elle doit ouvrir. Et d’ailleurs…

Oui !

La porte s’entrouvre, de plus en plus largement, je penche la tête pour découvrir au plus vite le visage qui se cache derrière… mais rien.

– Chut, Monsieur !

Le chuchotis vient de plus bas. Le môme qui a ouvert n’a pas plus de dix ans.

– Il ne faut pas faire trop de bruit. Sinon Papa et Maman ils vont pas être contents si tu les réveilles. Tu fais une drôle de tête, Monsieur…

J’imagine que je dois avoir sévèrement la gueule en biais ; j’avais pas prévu ce coup-là.

– C’est toi qui habite en-dessous, c’est ça ? Avec Cunégonde. Elle est chouette Cunégonde !
– Très… chouette, déglutis-je péniblement. Et soudain me revient le prétexte de ma visite – le moyen, j’espère, de trouver une contenance. Le… truc, là, c’est à toi ?
– Mon mange-disque !
– Aaaaah non, jeune homme ; un mange-disque, comme son nom l’indique, le disque rentre à l’intérieur. Ça, à l’époque on appelait ça un p…
– Un pick-up, oui, je sais. Même si Mamie elle dit que c’est pas bien les anglissimses, et que, en bon français, on doit dire électrophone. Mais mange-disque c’est quand même plus rigolo, comme mot, non ?

Il en a de la répartie, le drôle !

– Heu… certes, mais je… Quelque soit le nom de cet objet, sa place n’est pas sur le palier, tout de même…
– Ah oui, mais non, mais ça c’est à cause que j’ai perdu mes clefs.
– Tes… clés ?…
– Bah oui, et alors du coup comme on les a pas encore refaites, les clefs, je peux pas rentrer si y a pas déjà Papa ou Maman à la maison…
– Évidemment, mais…
– Du coup, pour pas que je m’ennuie, parce que je t’ai pas dit, mais j’aime pas lire en silence : si y a pas un peu de bruit que je connais, un peu de musique, ben j’arrive pas à me concentrer. Et les baleines, franchement, c’est le top pour lire. Moi, en ce moment, je lis Les Trois Mousquetaires, et toi tu lis quoi ?
– Rien sur le pallier, en tout cas.
– Ah bah on dirait pas, hein, je t’ai entendu tout à l’heure. Trois fois tu te l’es passé, le disque !

Enfer, le môme est aussi insomniaque que moi !

– Bon ben reprends ton truc, là, et on en reparle demain… enfin, plus tard !
– Si tu veux on peut causer maintenant, on n’a qu’à aller chez toi, on sera plus tranquille qu’à moitié sur le pallier…

Mais de quoi je pourrais lui causer, moi, au schtroumpf ?

– Mais, heu, tes parents t’ont pas dit de pas causer aux inconnus ?
– T’es pas un inconnu, t’habites en-dessous ! Et puis Cunégonde, je la connais bien !

Vaincu, par un gnome d’1 m 22. Ça doit être l’heure, mais j’ai la rhétorique qui fait eau de toute part…

– Bon ben viens si tu veux. On peut se l’écouter ensemble, ton disque si ça t’amuse…
– T’as du chocolat ? il fait, en claquant la porte derrière lui, le fil à la main.
– Hé, y a pas marqué « maison en pain d’épice » sur ma porte.
– C’est vrai qu’il est pas au point, ton look de sorcière !

Il rit, doucement (on est encore dans l’escalier), mais d’un rire très joyeux. Je ne me rappelle plus bien pourquoi, au fond, j’étais monté à l’étage du dessus ; mais je ne suis pas déçu de ce que j’y ai trouvé…


Et de six participations au sablier de printemps de mamzelle Kozlika, avec la deuxième amorce choisie par m’sieur Alexandre, qui colle tellement bien pour enchaîner à mon texte d’hier que c’en est suspect (presque). C’est chez Chondre, et plus précisément sur un billet intitulé Ciao boulot qu’Alexandre avait été puiser l’inspiration ;-)

C’est aussi le quatrième épisode de la vie nocturne trépidante du critique de cinéma et de Cunégonde. Ça commence par là ; ça se poursuit ici.

Notes

[1] c’est vrai, c’était pas si long les fils d’électrophone, de mon temps… heu… du temps où ça existait encore

[2] y-a-pas-marqué-Marie-couche-toi-là-non-plus